Le jeudi, 7 novembre dernier, le gouvernement du Québec présentait officiellement devant les députés de l’Assemblée nationale le controversé projet de loi 60, communément connu sous le nom de « Charte des valeurs ». Les grandes lignes du projet de loi avaient été dévoilées publiquement il y a de cela près de deux mois, une période au cours de laquelle de nombreux acteurs furent amenés, peut-être un peu malgré eux, à se prononcer sur la question.
Les débats que suscitent la présence, sur un même territoire, d’une diversité de cultures et de religions ne sont pas nouveaux, ni au Québec ni dans bien d’autres pays d’ailleurs. Certains y voient un enjeu de taille, d’autres moins, certains perçoivent l’immigration comme une menace, d’autres comme une bénédiction, certains ont peur, d’autres sont curieux. L’âge, l’éducation, le lieu de résidence, le degré d’exposition à la diversité culturelle, la langue ou les expériences antérieures sont autant d’exemples de facteurs qui peuvent influencer notre perception. Si on ajoute à cela les exagérations et dérivent médiatiques en plus des discours partisans de nos représentants politiques, il devient incroyablement difficile de s’y retrouver. La culture et les valeurs québécoises sont-elles un peu, beaucoup, ou aucunement en danger? Faut-il adopter une position modérée, radicale, ou laisser tout simplement notre société évoluer au gré des transformations démographiques? Quoiqu’il en soit, nos derniers gouvernements ont affiché clairement leur volonté d’agir sur la question.
Mise en contexte
Lors de son deuxième mandat, le gouvernement Charest a mis en place la commission Bouchard-Taylor, qui avait notamment pour mandat de dresser un portrait des enjeux soulevés en matière d’accomodements religieux et de produire des recommandations quant aux moyens d’arrimer les pratiques actuelles avec les valeurs de notre société. Plus récemment, le gouvernement de Pauline Marois proposait un projet de loi qui vise à officialiser les « valeurs » de la société québécoise et les pratiques dites « conforment » à ces valeurs. Au cours des deux mois qui ont suivi l’annonce officielle du ministre Bernard Drainville, plusieurs ont démontré leur opposition à la Charte, notamment les anciens premiers ministres Parizeau, Bouchard et Landry, la quasi totalité des partis d’opposition, des partis fédéraux et des candidats à la mairie de Montréal, les co-auteurs du rapport Bouchard-Taylor, la Commission des droits de la personne du Québec et l’Assemblée des évêques catholiques du Québec. Le projet a également reçu l’appui de nombreux partisans, dont le Bloc québécois, la Fédération québécoise des municipalités, le Syndicat de la fonction publique et les « Janettes ». Le gouvernement s’est également dit « ouvert » à recevoir les commentaires de la population, qu’il recueillait sur le site internet prévu à cette fin. Au total, 26 000 commentaires ont été récoltés, soit un peu plus de 0,3% de la population, parmi lesquels 68% seraient favorables au projet, selon le gouvernement. En réaction au projet de charte, des manifestations ont ensuite été organisées, d’abord du côté des opposants, puis de celui des partisans.
Les modifications apportées
Au cours des deux derniers mois, la position du gouvernement semblait par moments plus souple et d’autres fois plus ferme. Il s’est également dit ouvert à apporter d’éventuelles modifications qui tiendraient compte des commentaires de la population. Voici maintenant à quoi ressemble le projet de loi officiel, en compraison avec l’annonce publique du 10 septembre.
10 septembre 2013 |
7 Novembre 2013 |
Nom |
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Charte des valeurs |
« Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodements » |
Modification de la charte québécoise des droits et libertés de la personne |
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Intégrer la notion de neutralité religieuse de l’État, le caractère laïque des institutions publiques et la primauté de l’égalité entre les hommes et les femmes sur toute demande d’accomodement | Intégrer des balises en matière d’accomodements et inscrire les valeurs fondamentales de la nation québécoise : égalité entre les hommes et les femmes, neutralité religieuse et laïcité de l’État, primauté de la langue française et séparation des religions et de l’État |
Devoir de réserve |
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L’employé(e) de l’État doit projetter une image de neutralité pendant ses heures de travail |
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Signes religieux ostentoires |
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Organismes sujets aux restrictions: ministères et organismes publics avec pouvoir de sanction (juges nommés par Québec, procureurs, policiers et agents correctionnels), CPE et garderies privées subventionnées, commissions scolaires, écoles publiques, cégeps, universités et établissements de santé et de services sociaux, municipalités. | |
Interdiction du port de « signes religieux facilement visibles » pendant les heures de travail pour le personnel de ces établissementsAucune restriction pour les élus | Interdiction du port « d’objets marquant ostensiblement une appartenance religieuse » pendant les heures de travail pour le personnel de ces établissementsL’Assemblée se prononcera sur la question des élus. |
Droit de retrait |
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Sur décision des conseils d’administration, municipal ou d’arrondissement, possibilité d’un droit de retrait pour une période de cinq renouvelables pour les employés municipaux et le personnel des cégeps, universités et des établissements de la santé | – Période d’adaptation d’un an après l’adoption du projet de loi.- Remplacement du droit de retrait par une période de transition de cinq ans maximum (incluant l’année d’adaptation) nécessitant l’aval des conseils d’administration, municipal ou d’arrondissement.- Seul le secteur de la santé pourrait se voir accorder un prolongement additionnel de cinq ans- Les nouveaux employés devront se soumettre aux nouveaux règlements en vigueur dès leur entrée en poste |
Visage découvert |
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Obligation de faire affaire avec l’État à visage découvert et, inversement, de donner un service à visage découvert pour le personnel de l’État (certaines exceptions s’appliquent | Obligation de faire affaire avec l’État à visage découvert (les modalités d’application sont précisées dans la politique de mise en œuvre de l’organisme enq uestion) et, inversement, de donner un service à visage découvert pour le personnel de l’État (certaines exceptions s’appliquent lorsque les fonctions l’exigent) |
Politique de mise en oeuvre |
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Les ministères et organismes publics doivent se doter d’une politique de mise en oeuvre visant à assurer la neutralité religieuse tout en respectant leur mission propre | |
Le crucifix à l’Assemblée nationale |
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Le crucifix devrait restera à l’Assemblée nationale en tant que patrimoine culturel | La décision revient à l’Assemblée nationale |
Réactions
Tel que déposé, le projet de loi 60 est plutôt similaire à ce qui avait été proposé en septembre, à quelques éléments près. Les deux changements majeurs concernent le caractère non renouvelable du droit de retrait (« période de transition ») et la possibilité de retirer le crucifix de l’Assemblée nationale. Jusqu’à présent, les partis d’opposition ont été plutôt fidèles à l’attitude adoptée lors des dernières semaines, c’est-à-dire généralement en désaccord avec le projet de charte actuel : « C’est un projet que je peux déjà qualifier d’impraticable, d’illégal et d’inconstitutionnel », affirmait Philippe Couillard jeudi dernier. « On vit un jour triste, parce qu’on est entrain de dire à la population : « notre projet de souveraineté, ben c’est pas un projet inclusif », disait pour sa part Françoise David, de Québec Solidaire (qui avait d’ailleurs proposé son propre projet de charte plus tôt cette année). La CAQ, quant à elle, déplorait le manque de communication entre le gouvernement et l’opposition.
Laisser sa trace, coûte que coûte
Il n’est pas toujours évident, pour les analystes politiques, de comprendre ce qui se passe dans la tête de nos dirigeants politiques. L’exemple de la charte des valeurs n’y fait pas exception. Lorsqu’il en a fait la présentation en septembre dernier et dans les semaines qui ont suivi, le gouvernement s’est dit ouvert aux commentaires de la population et prêt à modifier son projet de charte pour respecter le choix de la population, ce qui a d’ailleurs été répété à plusieurs reprises. Or, les critiques se sont faites très nombreuses, et ce, dans toutes les sphères de la population. Manifestants, anciens premiers ministres péquistes, intellectuels de grande réputation et Commission des droits de la personne, tous se sont prononcés en défaveur du projet actuel. Même l’Assemblée des évêques catholiques du Québec s’y est opposée! Parmi les opposants, plusieurs ont proposé des compromis réfléchis et tout à fait en accord avec la philosophie du projet de loi. Ce fût le cas, entre autres, de Jacques Parizeau.
Malgré l’important mouvement de contestation et les alternatives proposées, le gouvernement a semblé n’écouter que les partisans du projet, qui furent d’ailleurs significativement moins nombreux à se prononcer. Après avoir clamé sa bonne foi pendant près de deux mois, le gouvernement a non seulement conservé tels quels les éléments les plus sensibles de la charte, comme l’interdiction des signes religieux ostentatoires pour tous les employés de l’État, mais sa position s’est avérée plus ferme en ce qui concerne la question du droit de retrait. Le seul véritable compromis étant la possibilité de déplacer le crucifix à l’Assemblée nationale. En plus de fermer les yeux sur ceux et celles qui ont véritablement voulu contribuer au débat, le gouvernement a cherché à convaincre la population québécoise de l’absolue nécessité et de l’urgence de légiférer sur la question de la neutralité de l’État et de l’affirmation des valeurs québécoises. La collecte des commentaires a également été applaudie par le gouvernement comme un exercice démocratique sans précédent et la preuve absolue qu’il était plus que temps d’agir. Dans les faits, le pourcentage de la population à s’être exprimé est très faible (moins de 0,4%) et révèle que l’on peut tirer n’importe qu’elle conclusion d’un tel exercice. Rappelons d’ailleurs que depuis le 10 septembre, très peu sinon aucune mention ni référence n’a été faite concernant le rapport Bouchard-Taylor, sur lequel ont travaillé de nombreux spécialistes de la question, pendant une période de temps bien supérieure à celle accordée par le gouvernement au projet qu’il vient de déposer.
La question maintenant est de savoir : qu’est-ce qui peut bien amener un gouvernement à agir ainsi, non pas comme un médiateur, mais par l’imposition acharnée de ses idées? Cet entêtement à aller de l’avant coûte que coûte, sans réels compromis et malgré les très nombreux conseils qui lui ont été addressés, laisserait les partisans les plus optimistes dans le doute quant à la bonne volonté du gouvernement. Serait-ce pour laisser sa trace dans l’histoire du Québec? Pour s’affirmer comme étant l’unique parti à avoir finalement décidé d’agir? Serait-ce pour s’inscrire dans la lignée des René Lévesque de ce monde? Cela expliquerait d’ailleurs leur fréquente et discutable comparaison avec l’adoption de la loi 101. « Je suis convaincu qu’avant longtemps, on citera cette charte comme un exemple », disait la première ministre la journée du dépôt du projet de loi. Est-il nécessaire de rappeler qu’agir c’est important, certes, mais que bien agir c’est encore plus important? Jusqu’ici, le gouvernement actuel n’a pas été en mesure de convaincre adéquatement la population ni de la justesse de son projet de loi, ni de sa bonne foi.
Quoiqu’il en soit, le projet de Charte des valeurs a un long chemin à faire avant d’être adopté comme loi et, s’il l’est, ce sera forcément avec certains des amendements que proposeront les partis d’opposition. D’ailleurs, le plus grand test ne sera peut-être pas celui de l’Assemblée nationale, mais celui des tribunaux, qui auront pour tâche d’en évaluer la constitutionnalité.
“Malheureux celui qui lit sa gloire dans le regard versatile du public” [Fatou Diome]